L’adversité revêt la forme de chocs d’offre et de demande eux-mêmes issus d’un choc puissant d’inflation en amont voire de pénuries de matières premières ou d’intrants essentiels : car, outre la guerre, le Covid sévit encore et les dommages collatéraux de la stratégie chinoise sont manifestes. L’inflation est donc nettement revue à la hausse et constitue le principal facteur de dégradation des perspectives : une inflation moyenne trop élevée (8,3% aux États-Unis et 8% en zone euro en 2022) mais aussi plus diffuse et plus durable (4,5% et 5,4%, respectivement, en 2023). Une inflation qui suscite des resserrements monétaires plus massifs et plus précoces et conduit à revoir singulièrement à la baisse le scénario de croissance mais aussi à l’entourer de risques baissiers.

Loin de l’épicentre du conflit, encore portés par la sur-stimulation liée à la stratégie anti-Covid, les États-Unis devraient démontrer une assez belle résistance en 2022, année durant laquelle la croissance même plus volatile se maintiendrait à un rythme (2,6% en moyenne) supérieur à la tendance. Deux forces de rappel essentielles permettent à la croissance de ne pas plier et aux consommateurs d’affronter une inflation élevée. La situation financière des ménages est saine avec notamment une épargne abondante dans laquelle ils ont tout juste commencé à puiser. Concentrées sur la partie basse du spectre des revenus, les fortes hausses de salaires alimentées par les tensions sur le marché du travail amortissent partiellement la hausse des prix. Mais les facteurs de soutien se dissipent et les risques s’accumulent. Leurs effets devraient se matérialiser en 2023 entraînant un ralentissement marqué : un scénario non de « franche récession » mais de « récession de croissance » dans lequel le taux de chômage augmente légèrement et la croissance reste positive mais, à 1,5%, fléchit sous son rythme potentiel. Ce scénario ouvre la porte à une éventuelle récession technique qui ne constitue néanmoins pas notre scénario central.

En zone euro, fondamentaux solides du secteur privé et rebond post-Omicron ne font pas le poids face aux dégâts liés à la guerre. La réduction des livraisons de gaz et l’embargo sur le pétrole et le charbon russes constituent un choc négatif d’offre important mais encore contenu et localisé. Selon les possibilités de substitution et selon le rôle plus ou plus moins critique que le gaz occupe dans les processus de production, secteurs et pays sont diversement affectés. Mais, c’est via l’inflation, la réduction du pouvoir d’achat et la demande que la baisse d’approvisionnement en énergie russe exerce principalement ses effets dépressifs. Alors que la réponse des salaires est supposée modérée, les mesures des États en faveur des ménages et le soutien supplémentaire du surplus d’épargne accumulé avec la crise ne compensent pas entièrement la perte de pouvoir d’achat qui se traduit par un net ralentissement de la consommation des ménages.

Soutenue par un acquis de croissance élevé, la croissance reste élevée (2,5%) mais le rythme trimestriel est en moyenne à peine supérieur à zéro. Sous l’effet d’une modération de l’inflation, la croissance rebondit modestement au deuxième semestre 2023 pour atteindre 1,1% en moyenne annuelle mais souffre de l’hypothèse, intégrée dans notre prévision, de limitations de production dans certains secteurs. La probabilité du scénario de risque est néanmoins élevée : un scénario lié à d’une coupure totale de l’approvisionnement en gaz russe dont l’impact coûte près de 2 points de croissance.

Dans l’univers émergent, le risque de stagflation plane lourdement. Les pays y sont confrontés à un dilemme croissance/inflation aigu (chocs d’inflation et de croissance plus violents) alors que les moyens propres à le résoudre sont minces (inexistants pour certains) et que le durcissement des conditions financières globales est un réel défi.

Les pays émergents entrent donc dans une phase dangereuse qui menace les plus fragiles, fiscalement et/ou financièrement mais aussi socialement. Comme toujours, ils y entrent en ordre dispersé. En termes de zone, la plus sévèrement coincée entre l’enclume (croissance) et le marteau (inflation) est évidemment l’Europe centrale. À l’autre extrême, les pays du Golfe jouissent de leur rente. En proie à une inflation forte et à des resserrements monétaires puissants, l’Amérique latine bénéficie d’une amélioration des termes de l’échange qui ne résout pas mais détend, à court terme, la contrainte fiscale. L’Asie profite d’une inflation moindre, d’une croissance plus résiliente mais les pays importateurs d’énergie y souffrent de déficits courants croissants. Elle devrait bénéficier de la reprise chinoise espérée en fin d’année (bien que l’on puisse émettre des doutes sur l’obtention sans soutiens publics puissants, et classiques, d’une croissance « autour de 5,5% »). Quant à l’Afrique, la forte inflation et la montée de l’insécurité alimentaire attisent les fragilités du continent (et prolongent les stigmates de la pandémie).

Au fur et à mesure de l’accélération et de la diffusion de l’inflation, mais aussi du risque la voir s’installer plus durablement, le discours puis les actions des banques centrales se sont durcis. Si les États-Unis sont, à juste titre, très en avance dans le durcissement monétaire, la Banque d’Angleterre resserre avec prudence (voire ambigüité) et la BCE s’apprête juste à entamer ses hausses de taux.

Aux États-Unis, notre scénario table sur une série de relèvements rapides portant le taux cible des Fed Funds à 3,50%-3,75% fin 2022, excédant nettement l'estimation médiane du niveau neutre (2,50%). En dépit de la priorité accordée à l’inflation (et à l’inflation totale et non sous-jacente), le ralentissement anticipé pourrait inciter la Fed à la prudence et à marquer une pause l’année prochaine : notre scénario suppose une stabilisation du taux des Fed Funds. Par ailleurs, la normalisation du bilan de la Fed se poursuivra comme annoncé en mai, contribuant au resserrement des conditions financières.

En zone euro, après dix années d’accommodation monétaire ininterrompue, la BCE va initier un cycle de resserrement à partir de juillet : après l’arrêt du PEPP en mars, fin des achats nets au titre de l’APP et première hausse (25 points de base portant le taux de dépôt à -0,25% et le taux de refinancement à 0,25%). La priorité clairement accordée à l’inflation par la BCE devrait conduire ces taux à, respectivement, 0,75% et 1,25% fin 2022 avant que ne prévale un plus grand pragmatisme nourri de signes clairs de ralentissement économique les conduisant vers 1,25% et 1,75% fin 2023. Parallèlement, les remboursements de TLTRO au cours de 2023 devraient accentuer l’orientation restrictive de la politique monétaire, par le canal du resserrement quantitatif (réduction de la liquidité excédentaire et retour des collatéraux de la BCE vers les banques, puis les investisseurs).

Sous l’influence de l’inflation courante et anticipée suscitant des resserrements monétaires plus volontaristes, les taux d’intérêt se sont nettement redressés et se sont révélés plus volatils. Le mouvement de hausse a vocation à se poursuivre. En zone euro, il se double de tensions sur les primes de risque souverain qui préoccupent la BCE.

Aux États-Unis, la remontée agressive des taux directeurs devrait conduire à un taux Treasuries dix ans proche de 3% fin 2022 et à une accentuation de l’inversion de la courbe de taux. En zone euro, la hausse des taux directeurs sans assouplissement quantitatif augmente les coûts de financement, recentre l’attention des marchés sur les trajectoires de dettes publiques et suscite un écartement des spreads à même de faire ressurgir le risque de fragmentation financière. Selon des membres de la BCE, un programme « anti fragmentation » pourrait être prêt avant la fin de l’été. Compte tenu des contraintes juridiques, cet outil ad hoc devrait au mieux ralentir l’élargissement des spreads : les marchés devraient rester volatils et les investisseurs prudents.

Catherine Lebougre, Économiste, Groupe Crédit Agricole.
Achevé de rédiger le 30 juin 2022

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